Le temps, notre bourreau?
Le temps est-il mon bourreau? Oui trop souvent... Lorsqu'il est strict et précis comme le chronomètre, il peut difficilement correspondre au temps dont j'ai besoin à l'intérieur de moi pour laisser passer le vivant, l'incontrôlable.
On est tout le temps en train de dire aux enfants : "Dépêche-toi, arrête de traîner, il faut finir ça avant la sortie..." ça nous stresse et ça stresse les enfants, si bien qu'après certains sont insupportables!" C'est ce que me disaient plusieurs animatrices en péri-scolaire, il y a dix jours, lorsque j'animais une formation sur l'autorité bienveillante pour des professionnels de l'enfance.
Pourquoi tant de pression ? Et ce matin, j'entendais (sur France Inter) l'historien de la littérature Carlo Ossola se désoler de cette pression du temps. "Ce temps gagné, disait-il, loin d'être mis à profit pour notre bien-être, est utilisé pour plus de contrôle" : contrôler, évaluer, quantifier, certifier, bref asservir. C'est le règne de la machine : elle dicte le rythme et la durée, elle soumet l'humain à une temporalité externe qui ne peut plus tenir compte de la temporalité interne, celle des émotions, de la réflexion, de la relation... Pour moi qui travaille depuis plusieurs années auprès de personnes qui se relèvent du burn-out, ou qui cherchent à l'éviter, c'est un crève-cœur. Qu'est-ce qui fait qu'on accepte de se soumettre à cette temporalité externe au point d'avoir organisé ainsi toute notre société et au point même de régenter la vie de nos enfants, de nos tout-petits (oui, dès la maternelle, c'est bien ce que me disaient les animatrices!) selon cette temporalité absurde ?! Pourquoi accepter la torture de cette horloge implacable ?
Alors même que le temps n'existe pas.
Le temps n'est qu'une convention. Ce n'est qu'une convention, ce découpage des secondes et des années. Seul existe le rythme de la nature : l'alternance des jours et des nuits, le cycle des saisons marqué par l'éclosion des bourgeons et la chute des feuilles mortes. Mais tout le reste, l'heure à laquelle je dois me lever, la quantité de travail que je dois fournir avant 17h, l'obligation pour un enfant de maîtriser la marche à 18 mois et l'écriture à 6 ans, tout ça n'existe pas vraiment ! Et pourtant nous nous y conformons, nous nous inquiétons de ne pas y correspondre comme si cette normalité était vitale ! Pourquoi ai-je fait, moi aussi, du temps mon maître et mon bourreau ?
Ce matin je suis fatiguée, et j'accepte finalement de reconnaître que je suis fatiguée profondément, parce que je mets un point d'honneur ridicule à me conformer à la machine qui rythme ma vie professionnelle.
Ce matin je n'ai pas travaillé. J'ai donné du temps à mes larmes pour voir jusqu'où elles allaient, pour donner du sens à cette tristesse sans objet, et puis je suis allée tailler quelques arbustes qui poussent à l'état sauvage au fond du jardin. Ce matin, j'ai écouté mon rythme interne, intime, sans savoir de combien de temps mes émotions auraient besoin pour se transformer. Il s'agit de ne pas vouloir les contrôler, de ne pas se dire "Je me donne 5 minutes pour exprimer mes émotions, et après je referme la porte". Le processus de deuil, on ne sait pas combien de temps ça dure. Il faut lâcher prise là-dessus, je crois. Laisser la porte ouverte aussi longtemps que c'est nécessaire, sans s'imposer un délai qui serait comme la menace du temps fini alors que l'émotion est dans l'instant présent, donc... dans l'infini.
L'émotion est dans l'instant présent : l'infini.
Qu'est-ce qui peut nous sauver de la pression du temps ? J'essaie au quotidien d'appliquer une technique très puissante qui ne consiste pas à me dégager des griffes de ce monstre, mais au contraire à rester moi-même, axée et tranquille, à l'intérieur de son cadre. Si j'ai quelque chose à faire en un temps donné (voire souvent plusieurs choses !), alors je ne me projette pas sur le résultat à obtenir mais sur mon propre rythme lorsque je le fais. Je ne me demande pas "qu'est-ce que je dois faire pour y arriver" mais plutôt "comment je trouve mon rythme, celui qui me permet de savourer le plaisir de réaliser la tâche", sans la peur de ne pas la réussir à temps. En somme, je conjugue non pas au futur mais au présent de l'indicatif, et le pronom personnel n'est pas "cela" mais "JE". Si l'heure approche et que la tâche n'est pas terminée, je me repose la question : "Cette tâche est-elle plus importante que le respect de moi-même et de ma santé psychique ? Est-elle plus importante que la qualité de présence que je veux donner à mes enfants, à mes proches ?", et bien sûr la réponse est toujours non. Ce n'est alors plus qu'une question de priorité : je me demande si je peux enlever une étape non nécessaire, ou s'il vaut mieux reporter au lendemain. Facile à dire. Parfois je n'y parviens pas. Mais j'essaie de garder la conscience de moi-même, vivante à l'intérieur de la contrainte.
Ce qui est vivant en moi est plus puissant que la contrainte qui m'étreint.
Seule manière de ne pas me perdre, ne pas me laisser dévorer par un cadre. La structure est là pour m'aider, pas pour me retirer de la vie. J'aimerais tant qu'on puisse transmettre cela aux enfants, collectivement : eux, si vivants, qu'ils sachent que le vivant en eux a raison contre l'obligation du temps. Qu'ils sachent que leurs émotions sont là pour témoigner de leurs besoins respectés ou non, et que cet apprentissage-là est plus précieux que tout, et qu'il réclame du temps. Un temps indéfini. La bonne durée, c'est celle dont le vivant en nous a besoin.